Entretiens du Haut Pas – Saison 2024-2025 :
« religion et géopolitique »
(Résumés des séances à partir de prises de notes en pages 1 à 4, et synthèse brève en page 5)
1 – Séance du 17 décembre 2024 – Ali Amir-Moezzi, Islamologue, professeur à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) – Thème : l’évolution de l’islamisme radical
L’origine historique récente de la radicalisation de l’Islam au cours des dernières décennies au Moyen-Orient est à rechercher dans la « ceinture verte » que les Etats-Unis (Kissinger + Brzezinski, secrétaires d’État dans les années 70) veulent mettre en place pour contrer l’influence du communisme sur la jeunesse des pays musulmans. Depuis la résistance contre l’invasion russe en Afghanistan en 1978, jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989, les « freedom fighters » favorisés par les USA, notamment les talibans, constituent un mouvement d’Islam politique qui devient rapidement incontrôlable.
L’état de guerre qui se répand ensuite depuis la Mauritanie jusqu’aux Philippines conduit à la disparition de tout pouvoir central organisé dans beaucoup de pays : Irak, Syrie, Yemen, Soudan, Lybie, dans l’indifférence générale. Les principales victimes sont les musulmans eux-mêmes. Sous la présidence Obama (2009-2016), l’absence de soutien aux mouvements démocratiques contre Assad, notamment aux kurdes, favorise la croissance de Daech.
L’utilisation littérale de certains textes fondateurs de l’Islam (Coran et « Hadits », paroles du prophète) peut se prêter à une justification de la violence : s’agissant de textes archaïques, c’est semblable à la lecture fondamentaliste de certains textes de la Bible. Les évangiles font exception parmi les textes fondateurs des religions monothéistes, en ne prônant la violence en aucune circonstance.
Le regard musulman sur ses propres textes n’a pas connu le « pas de côté », le regard critique qui est apparu progressivement en Occident (avec d’assez nombreux conflits, et parfois dans la violence : guerres de religion, etc.) depuis le Moyen Age . Ce regard critique est la base de la « modernité », caractérisée par la naissance de l’individu libre.
Cette base théologique n’existe pas dans l’Islam, pour qui la modernité se limite aux aspects technologiques, sans révolution théologique ni philologique par évolution du langage : toute réflexion critique est considérée comme une agression contre la base de la religion.
Cela conduit parfois (NDLR : l’intervenant, iranien d’origine, est sans doute volontairement resté silencieux sur l’exemple de son propre pays ) à vouloir que la religion gère le gouvernement des hommes, sans intermédiaire, en « politisant » Dieu ou en « divinisant » la politique : la séparation des églises et de l’État (qui ne s’est pas faite facilement dans les pays occidentaux de culture chrétienne) est inconnue dans l’Islam.
Réponse à une question de la salle : l’Islam n’a pas une forme unique. Le soufisme, forme « confrérique » mystique de l’Islam, est beaucoup plus présent numériquement (plusieurs centaines de millions de personnes) que l’Islam radical. C’est à l’origine un « humanisme doux », de même inspiration que le monachisme chrétien. Il est parfois traversé de tendances à la radicalisation, inspirée du wahabisme, dans les régions en crise (Tchétchénie).
2 – Séance du 14 janvier 2025 – Loup Besmond de Séneville, rédacteur en chef adjoint au journal La Croix, ancien correspondant permanent de La Croix au Vatican – Thème : la diplomatie Vaticane.
La diplomatie vaticane, diffère des autres diplomaties par le fait qu’elle ne défend pas d’intérêts militaires, financiers ou commerciaux, mais des valeurs : le bien commun, la paix, la fraternité universelle…
Elle a un réseau très développé de 180 nonces, chargés de représenter le pape et de lui proposer la nomination des évêques, et s’appuyant eux-mêmes sur les implantations catholiques locales (clergé, couvents, institutions caritatives, etc.) : la remontée d’information par le réseau des nonciatures est très développée, et le réseau des nonciatures est considéré par les autres réseaux diplomatiques comme très bien informé. 84 pays ont un ambassadeur accrédité auprès du Vatican. Très peu de pays n’ont pas de relation avec le Vatican (Corée du Nord, Somalie, …)
Le rôle personnel des papes dans l’expression des priorités et des valeurs défendues est important :
– sous le pontificat de Jean-Paul II (1978-2005), la priorité est donnée à la chute du communisme pendant la 1ère moitié du pontificat, puis ensuite aux valeurs morales.
– sous le pontificat actuel du pape François, depuis 2013, priorité donnée à la paix, face à la « guerre mondiale par morceaux ». L’opposition, traditionnelle, à l’utilisation des armes nucléaires s’étend pour le pape François à la détention de ces armes et au concept de la dissuasion : « celui qui possède des armes finit toujours par les utiliser ». Une priorité est aussi donnée à l’action humanitaire, le développement des pays pauvres, les migrants, et l’écologie (cf. encyclique Laudato’Si en 2015, et lettre apostolique Laudate Deum en 2023).
La ligne de conduite diplomatique du pape actuel est de dialoguer avec tout le monde. Voir en particulier le dialogue avec la Chine, inscrit dans la très longue durée, sans jamais couper les ponts, sur la question complexe de la nomination des évêques. Le dialogue avec le patriarcat orthodoxe de Moscou a été compliqué : rencontres et déclarations communes avant la guerre en Ukraine, impuissance (comme les autres diplomaties…) et limitation aux actions humanitaires depuis.
Réponses à des questions :
– le Vatican est présent dans les instances de multilatéralisme de l’ONU.
– le pape François est attiré par « les périphéries », et parfois agacé par l’Europe, considérée comme « un enfant gâté, ou une grand-mère fatiguée… », mais il admire la vitalité de certains mouvements.
– des relations suivies sont menées avec Sant-Egidio, émissaire de fait du Vatican dans certaines régions difficiles (sud Soudan, Mozambique, …)
– sur Israël et la Palestine : le Vatican est favorable à la solution à deux états, avec un statut de neutralité pour Jérusalem. Le pape a des informations directes et fréquentes sur la situation actuelle par le curé de Gaza, argentin.
– le pape est très sensible à la question des migrants, liée à l’histoire personnelle de sa famille. Sa priorité est de sauver les gens qui meurent (cf. ses visites à Lampedusa)
– à l’égard des Etats-Unis, la difficulté est de maintenir l’unité de l’église américaine, aussi divisée que la société.
3 – Séance du 28 janvier 2025 – Frère Benoît, de Taizé – Thème : la situation en Ukraine et la rencontre des jeunes à Talinn (Estonie).
La séance est un témoignage personnel du frère Benoît, chargé pour la communauté de Taizé des relations avec les jeunes Ukrainiens. Il vit une partie de l’année en Ukraine et a participé au 47ème rassemblement des jeunes à Talinn en 2024.
La communauté de Taizé, créée pendant la guerre dans une approche œcuménique de construction de la paix, a des liens anciens avec l’Ukraine. Le retour de la guerre sur ces territoires, où elle a été fréquente dans le passé mais avait disparu depuis 80 ans, est très difficile.
La rencontre de Talinn était organisée sur invitation du Conseil des Eglises chrétiennes, dans un climat politique difficile (notamment pour l’attribution des visas…) entre les pays baltes, la Russie et la Biélorussie, l’Ukraine, la Pologne. La situation religieuse en Ukraine est complexe :
85 % des Ukrainiens se disent chrétiens, dont 72 % orthodoxes, 9 % catholiques (rite « gréco-catholique », uniate, né en 1596), 4 % protestants.
Le conflit est vif entre les patriarcats de Moscou et de Constantinople, sur des bases politiques plus que religieuses : en Ukraine, il y a deux églises orthodoxes rattachées à chacun de ces patriarcats, avec des conflits portant sur l’usage des lieux de culte, par exemple la Laure de Kiev.
Beaucoup de paroisses orthodoxes sont restées rattachées au patriarcat de Moscou.
Les jeunes sont souvent très engagés (en particulier ceux qui étaient à Talinn) mais vivent des situations très difficiles, sont souvent cassés par la guerre qui s’impose à eux. Le pardon et la réconciliation seront difficiles : il ne peut pas y avoir de pardon sans la justice…
4 – Séance du 8 avril 2025 – Valérie Aubourg, ethnologue à la faculté catholique de Lyon, et Philippe Gonzalez, sociologue à l’université de Lausanne – Thème : le protestantisme évangélique et le renouveau charismatique catholique
Le protestantisme évangélique regroupe 660 millions de personnes. Présence très variable selon les pays : 25 % de la population aux Etats-Unis, 3 % en Europe, 1 % en France, forte présence dans certains pays d’Afrique et Amérique Latine, d’où des situations très différentes : la politisation est très forte aux Etats-Unis (voir la photo de Trump entouré, comme le Christ à la Cène, par un groupe de pasteurs mené par Paula White, télévangéliste charismatique). L’identité évangélique est définie par :
– l’attachement à la Bible
– la centralité de la croix, symbole universel
– l’importance de la conversion personnelle (pas de baptême des enfants : on se « convertit » en toute conscience)
– l’impératif d’évangélisation missionnaire.
Il s’est souvent défini comme une réforme radicale, revenant au fondamentalisme. Il a connu des étapes multiples : mouvement anabaptiste au XVIème siècle (à l’origine des Amish) ; Williams opposant au puritanisme et fondateur du Rhode Island au XVIIème ; fondamentalisme orthodoxe (financé par les pétroliers…) opposé au libéralisme théologique et au pluralisme, vers 1910-1915 (lutte contre la théorie de l’évolution) ; Billy Graham, néo-évangéliste, est un soutien (avec Jerry Falwell) de Ronald Reagan contre J Carter, baptiste jugé trop progressiste ; Le pentecôtisme soutient le « Tea Party » dans les années 90, et Trump vient d’établir un « White House Faith Office » destiné à lutter contre les « biais anti-chrétiens » (dont la décision du Pt Johnson interdisant aux responsables religieux de soutenir un candidat à une élection). La minorité favorable à une séparation de l’Église et de l’État existe, mais elle est très peu nombreuse actuellement. Le créationnisme, avec l’interprétation fondamentaliste de la Bible, reste présent (cf. déclaration d’un sénateur : il n’y a pas lieu de croire aux bouleversements du climat, puisque Dieu a dit à Noé qu’il n’y aurait plus de déluge…). Alors que le protestantisme baptiste était un lieu de socialisation des noirs (cf. gospels, Negro spirituals, etc.), le protestantisme évangélique s’identifie plus aux blancs
Le « renouveau charismatique » dans l’église catholique est parti des Etats-Unis avec une inspiration forte venue du pentecôtisme : groupes de prière spontanée, importance de la Bible et de la relation personnelle avec Dieu, liturgies festives. Il y a des communautés très diverses (l’Emmanuel, le Chemin Neuf, Pain de Vie, etc.) qui regroupent jusqu’à 10 % des catholiques dans les années 1970. Après des tensions avec le reste de l’église, le 1er grand rassemblement du renouveau charismatique à Rome en 1975 est reconnu par Paul VI, avec l’appui de certains jésuites.
Le mouvement se replie dans les années 80/90, attire plutôt les catégories aisées (pas de tendance « hippie », comme à ses débuts), avec une tendance identitaire, mais des pratiques charismatiques sont appropriées par des paroisses catholiques : meilleure attractivité des offices religieux chantés, « prière des mères » (fondée par Veronica Williams, sous influence pentecôtiste), « cours alpha », « pasteurs selon mon coeur » : adaptation des méthodes de marketing et de management, après la dimension émotionnelle qui dominait au début du mouvement du renouveau charismatique.
5 – Séance du 30 avril 2025 – Olivier Roy, politologue, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’institut universitaire européen de Florence – Thème : Religions, culture, et actualité géopolitique.
Pour certains auteurs (cf. Huntington, Le choc des civilisations), le fondamentalisme est une exacerbation des cultures sur lesquelles sont ancrées les religions. Pour d’autres (cf. Hunter, Les guerres culturelles), le fondamentalisme est plutôt le signe d’une crise de la culture, d’une «déculturation». Pour le salafisme, comme pour le protestantisme évangélique, il faut repartir à la conquête de valeurs perdues, revenir à la «vraie» religion, obliger l’État à renouveler ses normes pour s’y conformer.
Pour le christianisme (catholique ou protestant) c’est une évolution récente. Au XIXème siècle, la République et l’Église ne s’opposaient pas sur les valeurs et la morale : la morale enseignée par les hussards noirs de la République ne différait guère de celle de l’Église. C’est à partir du milieu du XXème siècle que l’anthropologie de «l’individu désirant» s’inscrit peu à peu dans le droit parallèlement à la sécularisation et à la chute de la pratique religieuse. Les réactions portent soit sur l’affirmation de valeurs (cf. encyclique Humanae Vitae en 1968, ou plus tard et les appels de Jean-Paul II et Benoît XVI), soit l’affirmation identitaire (cf. le débat sur les crèches dans les mairies, ou sur les «racines chrétiennes» de l’Europe).
Les fondamentalismes (évangéliques, salafistes, …) assument la déconnexion entre religion et culture.
Dans ces débats, l’Église catholique ne peut pas s’abstraire de la notion de culture. Cela est le cas depuis les origines : voir Saint Augustin, lettré de culture latine voulant articuler deux cités. Le choix du latin comme langue religieuse était aussi un choix culturel. Les Universités du Moyen Age ne font pas de distinction entre le religieux et le culturel.
La situation évolue à partir du XIème siècle avec l’autonomie de la papauté par rapport au pouvoir temporel des rois et empereurs, et surtout à partir de l’apparition d’une église catholique missionnaire, cherchant à convertir les «indigènes», à partir du XVIème siècle (les croisades étaient des guerres de conquête, pas de mission) ; la question de l’acculturation est posée par les jésuites en Chine, et aussi par les missions catholiques en Amérique Latine, avant les guerres coloniales.
Les protestants, dans une logique d’états-nations et de prédestination, ne cherchent pas à convertir, jusqu’au début du XIXème siècle : les esclaves américains se sont «auto-convertis», dans une démarche identitaire. L’église catholique, d’autant plus universaliste qu’elle a perdu son pouvoir temporel au XIXème siècle, est devenue la seule église universelle. Le discours du pape François sur l’importance des périphéries va dans le même sens.
Aux Etats-Unis, la « concurrence » entre le catholicisme et le protestantisme évangélique actuellement porte beaucoup sur la place donnée aux valeurs, et à la façon de les transformer en normes. L’église catholique y apparaît actuellement comme la seule institution à vocation universelle défendant ses propres valeurs, et s’appuyant sur des intellectuels s’affirmant comme catholiques : son poids symbolique est fort, expliquant son changement d’image depuis quelques décennies : autrefois religion des minorités irlandaises puis latinos, elle a actuellement un pouvoir d’attraction en réponse à des situations d’angoisse (cf. l’histoire personnelle de JD Vance, vice-président)
(Les questions posées à l’intervenant portent sur la place des minorités, la place de l’écologie autour de l’encyclique Laudato Si décalée par rapport à l’approche apocalyptique répandue chez les fondamentalistes, le statut du prêtre : pour l’intervenant, ce statut est une condition existentielle pour l’église catholique, fondée sur l’existence d’un corps de clercs)
Synthèse brève des cinq séances
1ère session : l’islamisme radical L’islamisme radical, favorisé dans les années 1970-80 par la volonté américaine de créer une « barrière verte » limitant la progression du communisme dans les pays musulmans, se fonde sur une interprétation fondamentaliste des textes originaux de l’Islam, sans avoir connu la lecture critique appliquée surtout depuis le XVIIIème siècle aux textes chrétiens. Il peut conduire à vouloir que la religion gère le gouvernement des hommes, sans intermédiaire, en « politisant » Dieu ou en « divinisant » la politique. Ne pas oublier que la chrétienté a connu des mouvements semblables à certaines périodes, et que le fondamentalisme y est aussi présent (cf. session 4).
2ème session : la diplomatie vaticane Le réseau des nonciatures est très développé (180 pays) et très bien informé. Il défend des valeurs différentes des autres réseaux diplomatiques : pas d’intérêt commercial ni militaire, valeurs de paix. L’influence personnelle des papes est grande : pour Jean-Paul II, accent mis sur la chute du communisme, puis sur les valeurs morales. Pour le Pape François, accent mis sur « les périphéries », la lutte contre « la guerre mondiale par morceaux », la question des migrants. La diplomatie vaticane s’inscrit dans le temps long : cf. les relations avec la Chine.
3ème session : les jeunes d’Europe de l’Est et la guerre en Ukraine Témoignage personnel sur les relations entre la communauté de Taizé et les jeunes ukrainiens, en grande difficulté face à une guerre qui les brise physiquement et moralement. Le contexte politico-religieux est très complexe, avec le conflit entre les patriarcats de Moscou et de Constantinople.
4ème session : le protestantisme évangélique américain et le renouveau charismatique catholique Le protestantisme évangélique, très présent aux Etats-Unis (25 % de la population), s’est souvent défini depuis le XVIème siècle comme radical et fondamentaliste, par opposition à l’évolution des autres églises protestantes jugées trop libérales ou progressistes. Il s’est lié depuis les années 70 aux mouvements républicains et conservateurs (Reagan, « Tea Party » et maintenant Trump), sous la conduite de pasteurs très médiatiques. Trump s’appuie délibérément sur eux, tout en cherchant à étendre son influence vers les noirs et les latinos. Le mouvement charismatique catholique, autour de communautés identifiées, est parti de l’inspiration pentecôtiste américaine. Il a été reconnu par le pape Paul VI, a connu une forte croissance dans les années 1970-80 puis un relatif déclin , mais son influence (« prière des mères », « parcours alpha », liturgies festives, « combat pour les valeurs ») est visible dans des évolutions récentes du catholicisme
5ème session : religion, culture et actualité géopolitiqueLe fondamentalisme musulman ou chrétien apparaît souvent soit comme une exacerbation de la culture dominante, soit comme son rejet pour un retour à des valeurs jugées absolues. L’Église catholique a toujours été marquée par son rapport à la culture, depuis le monde latin jusqu’à son expansion dans les pays lointains (Chine) ou colonisés. La position du catholicisme (en relation avec l’Église universelle et les déclarations pontificales) et du protestantisme évangélique aux Etats-Unis renvoie à l’importance donnée aux normes dans la loi et son application, aux questions sociétales et aux enjeux environnementaux, à la place des minorités et au statut des clercs. |